Il est des lieux qui par la seule invocation de leur nom évoquent la représentation que l’on s’en est fait. Comme si on avait toujours été habitués à leur existence. Comme s’ils n’avaient jamais cessé d’incarner ce que l’on croît qu’ils sont. Comme s’ils étaient destinés à peupler perpétuellement le paysage de leur silhouette. Le Beursschouwburg ferait partie de ce toponymier. Du Beursschouwburg – Beurs en abrégé – il y aurait beaucoup à dire sur ses fonctions, ses actions, ses impulsions, ses animations. Centre culturel bruxellois revendiquant son bilinguisme, plateforme urbaine d’inspiration protéiforme, foyer créatif où l’art est un plat qui est servi quand il est encore chaud… la littérature des agendas culturels foisonne de formules imagées pour nous vendre l’endroit.
Personne ne pourrait sérieusement remettre en cause la démarche curieuse et éclectique qui a guidé ses pas. Une programmation souvent audacieuse, parfois risquée. Pendant des années, Dirk Seghers en fut à la fois la cheville ouvrière inspirée et l’âme besogneuse. Mais avant lui déjà, les portes du Beurs arboraient des affiches résolues. U2 et Tom Waits y donnèrent l’un et l’autre un de leurs premiers concerts en Belgique. Dans un autre registre, je me rappelle avoir assisté, devant un parterre ébahi, à la réunion de Jim O’Rourke, Peter Rehberg et Christian Fennesz en ouverture des ‘Nuits blanches’ en mai 1998 pour ce qui apparu comme un des premiers concerts de laptop. Je me souviens d’une résidence d’Annie Sprinkle au cours de laquelle elle entreprit la déconstruction des artefacts du discours pornographique. Je garde en mémoire des extraits de concerts brillants Contrairement à d’autres, il ne semble pas avoir perdu son âme dans l’aventure de sa transformation.
et renversants.
Au début des années 2000, le Beurs migra rue de la Caserne, le temps de faire procéder à sa rénovation. Si le décor du BSBbis était des plus rudimentaire, sa programmation maintint sa cadence. C’est là que l’on y goûta, un soir de début d’automne, la soupe concoctée par Das Erste Wiener Gemüseorchester, un ensemble viennois n’utilisant pour seuls instruments que des légumes frais travaillés au couteau qui échouaient dans une immense marmite au fur et à mesure que la performance progressait. Pour ma part, j’eu la chance d’y réaliser, en avant première du combo Flat Earth Society de Peter Vermeersch, un dj set avec deux friteuses électriques, l’une pour cuire des frites, l’autre réservée à des fricadelles.
Malgré des coûteux travaux d’embellissement, le Beurs demeure ce qu’il a toujours été depuis ses débuts, un théâtre. A ses fameuses volées d’escalier et à son foyer, ont été adjoints une vaste brasserie au rez-de-chaussée et une terrasse panoramique qui fait office de cinéma en plein air en été. L’endroit est plus spacieux et davantage compartimenté même s’il lui arrive de revendiquer la rue comme extension naturelle de ses fondations. Contrairement à d’autres, il ne semble pas avoir perdu son âme dans l’aventure de sa transformation.
Curieusement, l’image qui me vient en tête quand je pense au Beursschouwburg ne tient pas dans une représentation du bâtiment ou de son intérieur. Elle se focalise sur un détail. Un morceau du stuc brun qui parait naguère la salle principale. Si la forme de l’ornement est devenue floue dans mon esprit, je me souviens distinctement qu’il était ébréché. J’associe sa patine à la couleur marron qui ressort d’une photographie. Celle qui apparaît sur la pochette de l’album ‘Before Hollywood’ de The Go-Betweens. Paru en 1983, le disque révélait au public européen ce groupe australien alors inconnu. Cette pochette a traîné sur mon bureau pendant des mois. La photo montre Robert Forster, Grant McLennan et Lindy Morrison qui se tiennent l’air pensif dans un intérieur vieillot dont il est impossible de dire si c’est celui d’une chambre ou de l’arrière-fond d’un brocanteur.
Quand le groupe vint jouer à la rue Auguste Orts en octobre 1988, je ressortis ‘Before Hollywood’ du placard. Il faisait sens pour moi que The Go-Betweens investissent un vieux théâtre feutré et c’était là le lieu naturel pour les écouter. Pendant le concert, je ne pu m’empêcher de repenser à la photo alors que mes yeux fixaient les parois détériorées de la salle quand je me lassais de scruter les musiciens sur scène. L’association se forgea dans mon imagination à ce moment-là. Elle se scella définitivement quand, en rappel, McLennan et Forster revinrent jouer ‘Cattle And Cane’. Les deux comparses nous contèrent une vieille histoire. Celle des plaines de leur Australie natale. Un enfant qui les traverse pour rejoindre sa maison sur le retour de l’école. Le bétail au soleil, les champs de canne. La mémoire des lieux qui s’efface avec le temps. Mais jamais tout à fait. Il reste un petit quelque chose. Un substrat. Un morceau de stuc ébréché.
Eric Therer